Les chaussons bleus

Garde à SOS médecins

Je peux le dire maintenant, je n’étais pas très bien disposée quand je suis arrivée chez vous. Depuis le matin, j’avais enchaîné les visites, 27 au total, et je n’avais pris que quelques minutes pour manger à midi.

Quand j’ai reçu l’ordre de visite sur mon portable, il était minuit et je pensais enfin pouvoir aller manger. Quand j’ai vu que vous me faisiez venir pour une douleur du coude, et que, cerise sur le gâteau, vous habitiez à 25 km, je peux bien vous l’avouer, j’ai grincé des dents.

J’aurais pu vous faire une petite remarque désagréable. Ce n’est pas trop mon genre, mais franchement la journée avait été longue.

Je ne vous ai pas fait de remarque désagréable. Je n’ai pas beaucoup parlé en fait. Quand je vous ai vue, toute petite au fond de votre lit, votre teint se confondant avec la blancheur immaculée de vos draps, j’ai compris qu’il fallait agir vite. Le coude a été rapidement examiné. Cette douleur, que vous décriviez insupportable, n’était déclenchée ni par la palpation, ni par la mobilisation.

Et puis vous m’avez raconté le malaise, les vomissements, tout le reste en fait. Le coude n’était pas le plus important. Vous aviez peur, je le voyais dans vos yeux. Vous avez senti vous aussi que la situation vous échappait.

La tension basse, le pouls à 40, l’ECG modifié, votre pâleur, vos vomissements bilieux. J’ai composé le 15 et fait déclencher une équipe SMUR. En les attendant, vous avez tenu à vous lever pour préparer vos affaires, je vous ai suivie à la trace, craignant que vous ne tombiez.

Vous m’avez demandé mon avis sur la paire de chaussons qu’il convenait le mieux d’emporter. Question incongrue, bien sûr, mais vous aviez sûrement besoin de vous raccrocher à quelque chose de futile pour ne pas perdre la face.

Moi, je ne comprenais toujours pas comment j’avais pu déclencher un SMUR sur une douleur de coude. Peut-être que je me trompais ? Ils allaient rigoler, c’est sûr, peut-être m’engueuler.

Je vous ai demandé de vous rallonger. Ils sont arrivés, vous ont scopée et perfusée. Ils n’ont pas rigolé du tout en fait. Le médecin urgentiste m’a remerciée. Vous êtes partie, avec cette incompréhension et cette angoisse dans les yeux. Vous aviez les chaussons que nous avions choisis ensemble aux pieds.

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12 Commentaires

  1. Que dire de plus que : ❤ ?

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  2. Bravo, rares sont ceux qui éreintés se déplacent pour une douleur de coude à minuit. Mais comme on se sent bien une fois le SMUR parti avec le patient et surtout on ne regrette jamais rien.
    Très émouvant mais tellement réaliste , le vrai quotidien !

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  3. HTL

     /  novembre 5, 2012

    Imaginons que Mme ChaussonsBleus m’ait appelé au 15. Imaginons qu’après n appels pour des broutilles je l’entende me dire: « c’est pour mon coude qui me fait très mal ». Si je suis honnête avec moi-même je dois avouer que j’aurais probablement conclu par « voyez ça avec votre médecin traitant dès qu’il aura le temps »… Mais pourquoi je ne me serais pas demandé pour quelle raison étrange elle appelle le 15 pour son coude ? Justement parce que de nos jours les gens appellent le 15 pour tout et n’importe quoi. Voilà qui illustre une chose que les gens s’obstinent à ne pas comprendre: à trop abuser du système de soins, les patients se mettent collectivement en danger.
    Tout comme les mêmes s’obstinent à ne pas comprendre qu’à force de vilipender les médecins ils se mettent progressivement dans une situation où il n’y aura plus assez de médecins pour les soigner.

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  4. Marc

     /  novembre 5, 2012

    Un grand merci pour ce post instructif .
    Cela me rappelle une chose : on ne peut pas faire de diagnostic sans voir le patient

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  5. Skogarmadr

     /  novembre 7, 2012

    Question inhumaine et bassement cupide : avez-vous été payée, et si oui, comment l’avez-vous vécu ? J’ai toujours trouvé délicat, une fois le diagnostic (de gravité) fait, en attendant le SMUR, en face du patient arborant sa tête de bientôt calanché, d’aborder la question « et euh … sinon euh … vous allez me régler ou … par chèque ou espèces … oui oui chèque très bien parfait oui … oui oui je mettrai l’ordre oui … » … Surtout quand le patient est tout seul, encore plus si c’est bien miteux chez lui, davantage quand on annonce le tarif d’après minuit, et encore encore plus si on facture l’ECG … Non ?

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    • C’est effectivement quelque chose qui me pose souvent problème. J’ai le tiers payant facile dans ces cas là (pour les non-initiés, je ne fais payer que la part complémentaire, et je me fait payer la part sécu directement). Et parfois, je ne me fais pas payer du tout. J’estime que ça fait partie de notre métier, et que ces « pertes » ne sont pas si fréquentes que cela pour avoir un impact sur nos revenus globaux. Mais c’est vrai, c’est toujours délicat.

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  6. Paradoxalement, je m’efforce de me répéter à ne jamais avoir trop confiance en moi, c’est à dire toujours garder une part de doute, ça permet d’avoir le recul nécessaire. Et surtout écouter le patient. Avec le temps, le risque est de devenir trop expéditif, trop arrogant aussi et de passer à côté de l’essentiel. L’expérience a ses bons côtés c’est indéniable, mais elle peut aussi nous rendre plus négligeant je trouve.

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  7. pibi

     /  novembre 7, 2012

    Tiens les gars du Samu te remercient, peut être que étant de « sos medecin » tu es quasi de leur caste ?.Par chez moi, quand arrive l’équipé salvatrice, nous sommes quasiment ignorés, et en tout cas jamais jamais remerciés.
    cordialement

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    • Ah… Je ne sais pas trop, je pense qu’il y a des indélicats partout, mais pas forcément plus spécifiquement au sein du samu.

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  8. obiwanseb

     /  décembre 10, 2012

    Très beau post, incroyable et triste à la fois. J’espère que cette patiente va mieux. En tout cas bravo pour votre professionnalisme.

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