Petite fille, je n’ai jamais rêvé d’être docteur. Selon les périodes, je voulais devenir maîtresse d’école, vendeuse, fermière ou archéologue.
Après j’ai été une ado rebelle, le monde était pourri, je voulais m’extraire de tout cela, parcourir le monde ou vivre sur une île déserte.
En terminale, pas follement attirée par les prépas dans lesquelles on voulait me pousser, j’ai finalement choisi médecine, un peu par hasard. Mes parents étaient contents, et, même si je n’avais qu’une vague idée de mon avenir, ça me plaisait bien. On verrait bien.
A la même époque, j’ai commencé à suivre la série Urgences à la télé. Et je me suis pris de passion pour le personnage d’Abby Lockhart. C’était mon modèle, elle était ultra compétente, humaine, drôle, avec bien sûr un côté obscur qu’elle combattait courageusement.
Externe, j’ai tour à tour voulu devenir neurologue, cardiologue, infectiologue, gynécologue, urgentiste, pédiatre, et même anesthésiste-réanimateur (ce qui est étonnant, étant donné ma piètre gestion du stress).
Presque toutes les spécialités y sont passées, sauf la médecine générale bien sûr. Je deviendrais une Abby gynéco ou pédiatre, accumulant les nuits de garde mais toujours fraîche, les cheveux au vent.
Abby généraliste, ça ne le faisait pas vraiment en fait.
Parce que la médecine générale, c’était pas, mais alors pas du tout glamour.
Nos professeurs nous brandissaient la menace de la médecine générale dans la Creuse dès qu’on glandouillait un peu (d’ailleurs, à lire le dernier billet de Gélule et ses commentaires, c’est à croire qu’on a tous été dans la même fac).
Pendant nos stages, les médecins généralistes étaient sans cesse dénigrés :
« Pff, adressée pour chutes à répétition depuis 10 jours et maintien au domicile impossible, c’est un motif urgent, ça ? N’importe quoi ces généralistes »
« Pfff, j’en ai marre de ces généralistes qui prescrivent des ATB au moindre pic de fièvre. Maintenant les hémocultures sont décapités »
Et Pfff et Pfff et Pfff…
Je n’ai absolument rien contre les spécialistes, qu’on se le dise, et loin de moi l’idée de faire du mauvais esprit. Mais certains devraient comprendre que l’exercice du généraliste ne se résume pas aux seuls patients qu’il envoie à l’hôpital. Ce n’est que la toute petite partie émergée de l’iceberg.
Bref, tout ceci explique, à mon avis, ce jour inoubliable de séminaire sur la médecine générale, quand j’étais en 4ème année de médecine. A la question « Combien d’entre vous veulent devenir généraliste », un étudiant seulement a levé la main (pour l’anecdote, il est maintenant chirurgien). Nous étions plus de 150.
Voila voila…mais avec tout ça j’étais bien embêtée moi, quand j’ai du choisir mon orientation. Après une réflexion acharnée, j’en ai conclu que le meilleur moyen de concilier mon goût pour toutes ces spécialités et mon besoin de contacts humains, c’était de choisir la médecine générale.
Autour de moi, sauf quelques amis et mon amoureux, tout le monde a été vachement surpris. « Médecin généraliste ??? Mais pourquoi pas neurologue ? Pourquoi pas pédiatre ? C’est que tu as envie de te la couler douce ? C’est que tu as peur de ne pas y arriver si tu choisis autre chose ? Tu peux changer d’avis après ? Tu pouvais pas faire autrement ? »
J’ai fait mon premier stage d’interne aux urgences. Ca m’a plu, l’idée de faire le DESC 1 de médecine d’urgence m’a effleuré l’esprit mais sans plus.
J’ai fait mon deuxième stage dans un service de médecine en hôpital périphérique. Ca m’a plu aussi, je me suis dit que je pourrais peut-être travailler à l’hôpital plus tard, ils embauchent des généralistes dans les petites villes.
J’ai fait mon troisième stage dans un service de maladies infectieuses en CHU. J’ai envisagé très sérieusement de faire le DESC, mais j’ai voulu me laisser quelques mois de réflexion.
Grand bien m’en a pris !
Car pour mon quatrième stage, j’ai fait la connaissance de Rico qui a envoyé bouler Abby d’un grand coup de pied aux fesses.
Rico, c’était mon maître de stage, un médecin généraliste. Un modèle de compétence, de sagesse, d’humilité. Il m’écoutait toujours attentivement, ne parlait pas beaucoup. Mais quand il ouvrait la bouche, c’était toujours sensé. Il était comme ça avec les patients aussi. Il se remettait beaucoup en question, et je me demandais pourquoi, toute bluffée que j’étais par toutes ses connaissances.
Il a été le premier à m’enseigner les rudiments de la communication entre médecin et patient. Il m’a parlé de Martin Winckler. Il m’a fait participer à un groupe de pairs. J’ai découvert la partie immergée de l’iceberg.
J’ai découvert que les médecins généralistes n’étaient pas des nuls ou des médiocres. Certains le sont peut-être, mais c’est comme dans tous les corps de métier. J’ai découvert qu’ils ne faisaient pas que soigner des rhino ou des gastro. J’ai découvert qu’il était impossible de s’ennuyer, tellement chaque journée était riche et complexe.
J’ai juste regretté de faire toutes ces découvertes au bout de sept longues années d’études.
Exit Abby, l’hôpital et le DESC de maladies infectieuses, j’ai décidé d’être généraliste pour de bon.
Bien des mois plus tard, lors d’un remplacement, j’ai vu un petit bébé de 3 mois un vendredi soir à 18 heures. J’étais très fatiguée, à la bourre, j’avais encore du monde en salle d’attente. Il était très enrhumé, et j’ai eu un doute sur une bronchiolite. C’était un tout petit doute, mais je ne me sentais pas sure de moi, et je savais que j’étais trop fatiguée pour avoir un jugement correct. La maman était angoissée, il ne m’en a pas fallu plus pour les envoyer aux urgences.
Deux heures plus tard, alors que je venais de finir, j’ai téléphoné aux urgences pour avoir des nouvelles. L’interne a été exécrable, et m’a parlée comme à une demeurée, me disant que si j’envoyais tous les gamins enrhumés que je voyais aux urgences, on n’allait pas s’en sortir.
J’ai eu envie de lui hurler « Hé poulette, tu vas la mettre en veilleuse hein, moi j’étais toute seule avec une salle d’attente pleine et mon seul jugement. Toi tu as tes co-internes, ton chef, les infirmières, un labo et un service de radio si besoin. »
Je me suis tue. J’étais bel et bien passée dans la partie immergée de l’iceberg.
1- DESC = Diplôme d’Etudes Spécialisée Complémentaires. C’est, en gros, un moyen de se spécialiser un peu plus dans un domaine précis